« Je vais mourir. »
Les yeux cernés de noir, le jeune homme avait posé sur son père un regard éteint et fuyant. Il n'y était pas resté plus de quelques secondes, juste le temps d'effleurer cette peau blanchâtre et ces mains décharnées par la maladie.
« On sait. »
Le silence retomba, pesant. Assis sur cette chaise à longueur de journée, il avait appris à s'en accommoder. Sur sa gauche, une vieille horloge qui avait vu défiler trois générations marquait les secondes qui se transformaient inexorablement en minutes et en heures. En jours, en semaines, en mois. En années. Il avait pris l'habitude de se dire que le temps, seul, n'avait pas la moindre signification.
Comme toutes choses en ce monde, il n'avait d'importance que par rapport à ce qui l'entourait. Sans ça, il n'était rien du tout.
« Tout est relatif. »
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« Aella...
-Ça va, Quente. Tu vois ? Je souris. »
Ses lèvres étirées en une moue comique où pointait encore la souffrance arracha à l'homme qui lui tenait la main un rire nerveux. Aucune raison de s'inquiéter, lui répétait-elle depuis que la sage-femme avait commencé à empiler les seaux d'eau sur le parquet. Elle avait déjà donné naissance deux fois, et sa première grossesse leur avait donné des jumelles : pourquoi cet accouchement serait-il différent des autres ? Agathe, qui assistait aux embrassades maladroites des deux époux, faisait de son mieux pour ne pas laisser transparaître son scepticisme.
Son art, il se passait de mère en fille dans sa famille, et toute petite déjà elle avait assisté sa mère dès qu'elle en avait eu l'occasion. Des naissances difficiles, elle en avait vu. Celle-ci ne s'annonçait pas bien, mais comment le dire à l'homme qui se rongeait les sangs près de la femme qu'il aimait ? Face aux yeux rouges suppliants de la mère, elle avait préféré se taire. Laisser l'insouciance durer jusqu'à ce que les cris et le sang ne la chassent à grands renforts de plaintes angoissées.
« Je dois vous dire que si cela se passe mal... enfin, si un choix doit se poser, je préfère le connaître dès maintenant pour avoir une chance de sauver l'un ou l'autre. »
Quente tourna la tête vers Aella, paniqué. Des mèches framboises collées sur le front, elle ne quitta pas cette expression affable qu'elle avait scellé sur ses lèvres depuis les premières douleurs.
« L'enfant.
-Aella... ! »
Elle fit taire la protestation d'un mouvement sec du poignet. Quelques reflets brillants firent miroiter dans ses yeux des regrets amers.
« Quente, tu sais bien qu'on ne s'en remettra pas si on le perd. »
L'homme baissa la tête, vaincu. La mort de leur fils à la naissance, trois ans plus tôt, collait toujours aux murs et aux sourires, plus qu'ils ne le laissaient paraître au quotidien. Perdre un autre enfant les auraient achevés : mais perdre Aella ne laisserait-il pas plus de marques ? Confus et impuissant, Quente ne pouvait rien faire d'autre que serrer la main de son épouse et lui embrasser les joues tout en murmurant maintes prières pour que tout se passe bien. Quand même sa voix ne fut plus en mesure de contenir les gémissements, il dut s'écarter à contrecœur pour laisser passer Agathe.
« Restez là ; elle aura besoin de vous. »
Le cœur lui manquait mais il aimait trop Aella pour la laisser seule. Il continua de lui tenir la main, sans flancher, à mesure que les murmures de douleurs s'intensifiaient et que l'heure, cruelle, avalait les plaintes qui se perdaient dans le silence d'une nuit bien trop noire.
…
Dans le couloir qui menait à la chambre de leurs parents, deux petites filles assises sur un banc dormaient l'une sur l'autre, leurs cheveux bruns se confondant dans la pénombre. Elles avaient six ans, deux visage si semblables qu'on ne pouvait douter qu'elles étaient jumelles, et la fatigue avait emporté leurs dernières résistances. Elles avaient dansé autour de leurs parents quand le bébé s'était annoncé, peu après le repas, et s'étaient installées là en clamant rester éveillées toute la nuit durant quand la sage-femme les avaient mises dehors. A présent, les songes défilaient derrière leurs yeux clos, répétant peut-être en litanie les prénoms qu'elles s'étaient amusées à chercher quand leur mère leur avait donné le droit de nommer le nouveau-né. Elles étaient encore trop jeunes pour vraiment ressentir un quelconque amour fraternel ; c'était surtout une occasion pour elles de jouer à la poupée, d'embêter ce petit être qui allait dépendre entièrement d'elles pour les années à venir.
Il y avait quelque chose de cruel dans la manière dont agissaient Mirabelle et Miraïa : l'enfance peinait à tracer chez elles une limite entre le bien et le mal. Elles ne se souvenaient plus de ce frère enterré, de ce cercueil trop petit devant lequel leurs parents avaient pourtant beaucoup pleuré. C'était un souvenir flou, déjà oublié. La mort, elles ne la connaissaient pas, ne la considéraient pas. L'accouchement ne pouvait pas mal se terminer, il ne pouvait pas emporter une mère qui, toujours affectueuse avec elles, leur apprenait peu à peu à bien se comporter et à bien traiter les autres. C'était donc confiantes et souriantes qu'elles s'étaient endormies, mains nouées à l'image de leurs parents, de l'autre côté du mur.
La matinée était déjà bien avancée quand la porte s'ouvrit. Doucement, les fillettes papillonnèrent des yeux, redressèrent la tête vers l'homme qui se tenait dans l'encadrement. Il avait l'air épuisé, infiniment triste. Il s'agenouilla auprès d'elles sans un mot, leur tendit un drôle de paquet fait de linge blanc et doux, au creux duquel hurlait un bébé aux cheveux sombres. Miraïa fut la première à réagir, et posa un doigt sur la joue rebondie et encore humide. Elle laissa s'échapper un gloussement que sa soeur imita.
« C'est trop bizarre, il est tout rouge. »
Le commentaire dessina l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Quente.
« C'est votre petit frère. Comment vous vouliez l'appeler ?
-Nikolaï ! »
L'exclamation partit en chœur. Quente hocha la tête, toujours absent.
« Nikolaï, alors. »
Sa voix n'était qu'un souffle.
La porte était restée entrouverte. A l'intérieur, Agathe faisait la toilette d'une femme qui ne se réveillerait plus. Les pertes de sang avaient été trop importantes pour laisser entrevoir un quelconque espoir. Elle avait perdue connaissance dans un ultime effort et n'avait même pas pu voir son enfant. Tandis qu'elle passait l'éponge sur un bras blanc et fin, Agathe se sentit submergée par un sentiment de détresse sans nom ; peut-être à cause de l'intonation désespérée de la voix mari, de ses gestes mécaniques lorsqu'elle lui avait demandé de prendre son enfant. Peut-être à cause des rires des gamines qui ne se doutaient de rien. Peut-être à cause de cette figure trop jeune et fermée sur une expression paisible.
« Je ne sais pas si vous pouvez m'entendre, mais vous avez eu un fils. Vos filles ont l'air contentes. C'est une belle famille que vous avez là. »
Une respiration à peine perceptible souleva la poitrine de la mère. Si ça n'avait été pour le jour qui laissait filtrer ses rayons à travers la pièce, Agathe aurait pu jurer que les bords de ses lèvres s'étaient légèrement étendus.
« Où est maman ? »
La question se faufila jusqu'à la sage-femme, qui ferma les yeux et suspendit pour un temps sa besogne.
Un silence de quelques secondes suivit avant que le père endeuillé ne réponde :
« Elle... elle s'est endormie. »
Il y avait de quoi en rire – un pieux mensonge, une vérité camouflée. C'était vrai. Elle dormait et bientôt, elle rejoindrait ceux qui avaient déjà quittés ce monde avant eux. La suite fut inaudible, noyée par des questions pressantes et insistantes.
Agathe en avait vu, des accouchements qui se terminaient mal. Elle avait vu des maris hurler, des parents fondre en larmes, des mères s'accrocher à sa manche en la suppliant de ne pas les laisser mourir. Elle avait aussi vu sa mère se faire insulter, traiter de tous les noms pour ne pas avoir réussi à sauver deux vies au lieu d'une. Elle avait aussi vu des bras forts tenir un enfant dans un écrin jaloux, et des yeux humides refouler des larmes pour mieux voir la vie en face. Elle avait vu tant de gens tourner le dos à la mort pour continuer à avancer.
Quente n'en faisait pas parti. Elle l'avait vu à ses yeux éteints. Il était tourné vers un passé et un bonheur perdus, dont la clé gisait sur un lit, à peine vivante. Il allait enterrer sa joie avec elle.
Que n'aurait-elle pas donné pour qu'Aella se redresse et demande un verre d'eau en riant des frayeurs qu'elle avait pu leur faire.
Malheureusement, elle savait que c'était impossible.
Papa, pourquoi est-ce que tu ne me parles jamais de maman ?
Aujourd'hui, le fossoyeur a enterré sa propre femme, entre deux arbres et avec une épitaphe douloureuse pour dernier adieu.
EN COURS BITCHES.