“Always remember you're unique, just like everyone else.”
La naissance de Symphorien – puisqu'il faut bien commencer quelque part – s'est passée sans bruit et sans complications. La mère accoucha assez rapidement et sans douleur excessive, l'enfant arriva en pleine forme et sans la moindre anomalie ; à peine eurent-ils le temps de s'inquiéter qu'ils étaient déjà rassurés. Bien entendu, comme à chaque fois depuis quelques années, la grossesse de leur mère reçut un accueil mitigé de la part de ses autres enfants. Et comme à chaque fois, ils espérèrent tous au moins un bref instant que cet enfant-là repartirait d'où il venait, paix à son âme. Malheureusement, comme à chaque fois, le ventre de leur mère s'arrondit jusqu'à ce qu'en sorte un bébé en pleine santé, hurlant et gigotant à souhait. Symphorien, donc. Anthelmine agita un jouet devant lui, Camillette lui fit des grimaces, Saturnin resta le regarder avec des yeux ronds, Fortunat l'ignora superbement, Aygul remit sa couverture correctement, Sixte entreprit de jeter divers objets dans son berceau, Emerentienne essaya d'attirer l'attention de ses parents et Veneranda, eh bien, elle devait rouler sur une couverture un peu plus loin. Mais tous autant qu'ils étaient ressentirent un profond sentiment de tristesse envers cette petite chose emmitouflée dans sa couverture. Parce que ce pauvre petit garçon, à l'évidence, ne pourrait jamais crier au scandale quand leur mère tomberait enceinte. Parce que non, elle ne tomberait plus enceinte. Les plus grandes avaient déjà haussé des sourcils surpris aux deux derniers, mais celui-là devait réellement marquer le point final de leur déjà grande et très belle famille.
Eh bien non. Ça, vous le savez déjà – mais eux, sur le moment, crurent vraiment que ce serait le petit dernier. Le tout dernier. Il fut d'ailleurs considéré comme tel jusqu'à ce que leur mère, dans sa grande bonté, ne décide de retomber enceinte moins d'un an plus tard. Et si Symphorien ne se souvient pas de cette réunion de famille là, étant tout juste assez grand pour embêter tout le monde et pleurer aussi fort que possible, l'expression sur le visage des aînés fut pourtant mémorable. Chaque grossesse à partir de là fut considérée comme la dernière, et à chaque fois il y eut suite. Et à chaque fois, la même incrédulité pouvait se lire sur les visages. Mine de rien, ils commençaient à être serrés sur le canapé et dans leurs chambres.
'Vous devriez être contents d'avoir autant de frères et sœurs', s'appliquait à dire leur père. 'Beaucoup d'enfants meurent très jeune, et c'est pour cela que nous devons bien nous occuper des plus petits. Vous comprendrez, un jour, que la famille est la plus belle chose au monde.'
D'accord, mais quand même. Le dixième, c'était le dernier. S'il ne partait pas en cours de route, bien sûr. Paix à son âme.
“There are no stupid questions, just stupid people.”
« Sixte ? »
Le petit garçon trottina jusqu'à la porte du salon, qu'il ouvrit d'une épaule maladroite. Un bref coup d’œil lui confirma la présence de son frère aîné, occupé à feuilleter étonnamment vite un gros livre sur le divan. Ses doigts fermement serrés autour de ceux de sa sœur, il referma la porte derrière lui et se planta devant son frère.
Se sentant observé, l'adolescent leva les yeux de son ouvrage.
« Quoi ? Si c'est pour le ménage, c'est Aygul qui le fait. Et elle était d'accord. »
Symphorien secoua sa tête de gauche à droite et désigna de sa main libre la petite fille qu'il traînait derrière lui depuis de longues minutes déjà.
« Venn s'est mise de la peinture partout, fit-il remarquer avec une grimace ennuyée. Où est maman ? »
Sixte posa des yeux exaspérés sur Veneranda, dont le visage pâle était couvert de peinture de couleurs aussi variées qu'inappropriées. D'après son sourire, cela dit, la peinture avait l'air d'être exactement là où elle aurait dû être. Les deux garçons échangèrent un regard entendu ; leur sœur avait beau avoir dix ans, elle agissait comme si elle en avait cinq. Que ce soit niveau lecture, écriture ou même langage, il semblait clair que quelque chose avait dû clocher à la naissance. Mais elle était amusante, au moins, et Symphorien aimait bien dessiner avec elle. Même si elle salissait le parquet et qu'il stressait pendant une demi-heure à la recherche de quelque chose pour nettoyer.
Mais ça, c'était pas un verbe que Sixte devait connaître. Nettoyer. Pauvre Aygul.
« Je sais pas. Demande à Aya ? »
Du haut de ses huit ans, le petit garçon poussa un soupir excédé.
« Mais ! J'ai déjà demandé à Saturnin et il m'a dit de demander à Emy, alors j'ai été voir Emy et elle m'a dit d'aller voir Camille, mais Camille elle était pas là alors j'ai demandé à Fortunat et il m'a dit que tu saurais !
-Bah il t'a menti, c'est pas très étonnant. Ils doivent être de sortie, j'imagine. Mais tu ferais mieux de demander à Aya. »
Au ton désintéressé de son frère et à la manière dont il recommença à tourner les pages, Symphorien devina qu'il était inutile d'insister. Même s'il n'avait que quatorze ans, il avait tendance à traiter tout le monde avec une condescendance franchement insupportable – il n'y avait qu'Emy qui devait réussir à le supporter plus de deux minutes, en fait. Et leurs parents, bien sûr. Mais eux, ils aimaient tout le monde.
Le jeune métis tourna les talons et entraîna sa sœur avec lui, sourcils froncés.
« On va chasser la licorne ? »
La question naïve de la fillette lui arracha un énième soupir. Et, derrière lui, le rire mesquin de Sixte finit de l'agacer.
« Nnnon, pas maintenant. Allez, viens. »
La porte fut de nouveau ouverte et fermée, les pas des deux enfants résonnèrent à travers les couloirs tandis qu'ils partaient en direction des cuisines. Vu l'heure, Aygul devrait sûrement s'y trouver ; ou leur servante devait s'y trouver, plutôt. Ce qui revenait plus ou moins au même, si elle l'aidait à faire le ménage. Et dans la mesure où c'était toujours elle et Saturnin qui le faisaient, trouver la servante revenait à les trouver eux.
La porte de la cuisine céda sous ses doigts sans un bruit. C'était toujours comme ça, chez lui : rassembler tout le monde dans la même pièce relevait de l'exploit, même lors des repas. Il y en avait toujours qui n'entendaient pas, qui perdaient la notion de l'heure ou, plus simplement, refusaient de venir manger. Et lui, ça l'agaçait. Il aimait être ponctuel. Il aimait aussi que tout soit à sa place et là, franchement, la peinture sur le visage de sa sœur n'était pas du tout à sa place. Ça faisait ridicule. Et elle n'avait pas besoin de l'être plus que d'habitude, vraiment.
Ce que ça peut être fatiguant, d'être un enfant.
En le voyant entrer, la trentenaire lui offrit un grand sourire. Et un rire difficilement contenu en voyant la figure de Veneranda, mais tant pis.
« Qu'est-ce qui t'es arrivé, ma grande ?
-J'ai chassé les licooornes ! s'exclama-t-elle en levant bien haut son bras libre. Maintenant on doit me nettoyer.
-Des licornes, hein ? Allez, viens par là, je vais te débarbouiller. »
Symphorien desserra à contrecœur ses doigts pour la laisser partir et jeta un regard circulaire à la pièce. Pas de Aygul en vue. Elle devait se promener ailleurs, alors. Ou bien lire dans sa chambre. A moins qu'elle ne soit dehors ? Elle avait pu finir le ménage. Il n'en avait aucune idée. C'était ennuyeux, de ne jamais savoir où était personne. Ses amis savaient toujours où étaient leur frères et sœur, eux. Quand ils en avaient. Mais lui devait être un cas un peu particulier. Ils étaient treize, quand même : ça faisait un petit nombre. Un grand nombre, même. Trop, peut-être ? Là encore, il n'en avait pas la moindre idée.
Ses parents avaient l'air de trouver ça bien, eux, en tout cas. Il suffisait de voir leurs regards heureux quand ils les alignaient tous du plus petit au plus grand ; pas de doute, ils étaient comblés. Eux un peu moins, mais on ne peut pas tout avoir.
« Tu veilles sur ta sœur, Symphorien ? C'est gentil. »
Il acquiesça vivement à la question, soudain empli d'une fierté sans borne.
« Maman m'a dit de la surveiller, alors je le fais bien !
-Il s'occupe bien de moi, oui ! Il joue avec moi et il dessine des licornes, aussi. J'aime bien Symphorien. »
Le sourire de sa sœur, naïf mais contagieux, se retrouva bien vite sur son visage Oui, il aimait bien Venn. Il aimait bien Aygul, aussi. Et Saturnin. Mais surtout Aygul et Veneranda. Peut-être parce que, quand il était avec elles, il avait toujours l'impression de bien faire. Ses parents étaient trop préoccupés par les plus petits, ses aînés pour certains déjà partis. Il n'était ni le plus vieux ni le plus jeune, il n'était rien de spécial. Et quoi que ne pas être au centre de toutes les conversations ne le dérangeait pas, il regrettait parfois de ne pas réussir à prendre un tout petit plus de place. C'était ça, le vrai problème, avec treize enfants. Il n'y avait pas treize jours dans la semaine, ni treize heures de libres dans une journée. Alors certains passaient plus inaperçus que d'autres, forcément.
Il voulait tellement bien faire, pourtant.
« Mais je l'ai laissé se salir, répliqua-t-il d'une voix atone.
-Ne t'inquiètes pas pour ça, bientôt ça ne se verra plus du tout. Tu vois ? Ça s'en va déjà. »
Oui, sûrement. Mais il l'avait quand même laissée se salir alors qu'il aurait dû bien la surveiller. Il faudrait qu'il se débrouille mieux, la prochaine fois. Il acquiesça à nouveau, plus hésitant, et s'en fit la promesse.
“Never take life seriously. Nobody gets out alive anyway.”
« Ne vous perdez pas, faites attention ! Combien ? Oh, ils sont quatorze maintenant. La petite dernière est avec son père, et... »
Symphorien fit un signe de tête en direction de sa mère et, suivi par son petit frère, il traversa le couloir qui le séparait encore de son amie.
La première chose à savoir sur la famille Kaehler, de l'avis du numéro neuf, était le nombre d'enfants. C'est toujours utile de savoir que la personne en face de vous a presque un banc réservé rien que pour lui et sa famille à l’église. On sait jamais, ça peut impressionner.
La deuxième était que leurs parents adoraient les habiller. Résultat, ils se retrouvaient régulièrement avec des vêtements assortis et aucun moyen de se changer avant de sortir. Mais bon, on fait avec. Quand les tenues n'étaient pas trop ridicules, en tout cas – et comme sur celle qu'il portait il n'y avait ni ruban ni nœud, il s'estimait heureux.
La troisième était qu'ils adoraient se rendre utile et donner de l'argent. Entre autre à l'orphelinat le plus proche. Raison pour laquelle il traversait en ce moment-même un des couloir de l'orphelinat en question, pendant que sa mère discutait avec... Il ne savait même pas qui. Une adulte impressionnée par sa capacité à mettre des enfants au monde sans tuer personne, apparemment. Cette fois seul lui, Clair, Rose et Scolly l'avait accompagnée ; les deux plus jeunes étaient d'ailleurs toujours accrochés à leur mère, contents ou pas. Pauvre d'eux. Lui avait le droit de se promener, au moins – mais à dix ans, il n'aurait pas accepté un autre traitement.
Ce qui nous ramène à son amie, donc. Amie qui adressa un grand sourire aux garçons quand ils arrivèrent devant elle.
« Oh, Venn est pas avec vous ? »
Symphorien fit non de la tête.
« Elle est malade.
-Ah ! Dommage, elle est marrante. Vous venez, on va aller... par là ! »
Le petit garçon grommela quelque chose à propos de la précision de ses informations mais emboîta tout de même le pas à la brune. Il y avait quelque chose dans cette bâtisse qui ne lui plaisait pas du tout ; comme un sentiment d'abandon, peut-être, ou de solitude. Ce qui était ridicule, vu le nombre d'enfants qui y vivaient. Sûrement qu'avec sa famille plus que nombreuse et ses parents respirant la bonne humeur il se sentait un peu mal à l'aise entre ces murs. C'était effrayant, de s'imaginer que d'un jour à l'autre on pouvait perdre père et mère et se retrouver sans aucune attache. Il n'avait aucune envie d'y penser. On ne sait jamais, si ça provoquait un accident, ou...
« Tu as vu Aurèle, tiens ? demanda soudain la petite démone. Ça fait longtemps qu'il est pas venu.
-Je l'ai vu... Avant-hier ? Peut-être. Il viendra demain, je crois. Regarde où tu marches, Cessy. »
Cessy continua sa marche tranquillement, pas le moins du monde gênée par les amples mouvements de sa jupe longue. Parmi ses amis proches, il n'y avait qu'elle et Audry qui ne bougeaient pas de l'orphelinat ; les autres étaient des voisins. Aurèle, cela dit, aimait bien rendre visite à Cessy quand il avait le temps. Tout comme Symphorien. Même si, pour être honnête, il se faisait plus traîner ici qu'autre choses. Clair-Marin, un pas en arrière, suivait sans faire de bruit.
Avisant l'air sérieux de son ami, la petite fille partit d'un bref rire.
« T'as l'air trop sérieux, Kaehler. Allez, souris !
-J'ai pas envie de sourire. Si j'ai envie de sourire, je le ferais.
-T'as jamais envie de sourire.
-Si, des fois. Mais si tu me dis de le faire, là, je vais pas y arriver.
-T'es pas drôôôôôôle... »
Vraiment ? Il fronça un peu plus les sourcils, comme s'il essayait de lire dans les yeux de son amie le degré de sérieux qu'elle appliquait à cette affirmation. Il n'obtint comme réponse qu'une langue tirée et des cavalcades dans les couloirs, sous les yeux d'adultes agacés ou tout simplement désintéressés. Il pouvait rire et faire des blagues, bien sûr ; mais quand il le faisait il avait l'impression d'imiter Camille. Quand il se taisait on lui disait de ne pas faire comme Saturnin, et quand il piquait une colère on lui reprochait de ressembler à Fortunat. Dès qu'il agissait de manière trop mature ou responsable pour son âge on le comparait à Mina et s'il avait le malheur de prendre un ton trop suffisant, le nom de Sixte revenait forcément dans la conversation. Sans compter que tout soupçon d'hypocrisie le ramenait au même niveau qu'Emy et que tout accepter sans broncher ou s'inquiéter d'un rien en faisait une version miniature d'Aya.
Difficile de se faire sa place, dans ces conditions. Et à l'air ennuyé de Scolly ou les silences pesants de Rose, pas difficile de deviner qu'ils devaient ressentir plus ou moins la même chose que lui.
Treize c'était déjà beaucoup, mais quatorze c'était vraiment trop.
Leurs pas et leurs voix résonnèrent encore un moment avant qu'ils ne s'arrêtent en face d'une large fenêtre. En bas, la neige avait recouvert le sol d'une épaisse couche moelleuse ; pour un peu, il aurait aimé descendre en bas et aller s'y allonger. Sauf que ça l'aurait sali, bien sûr, et que ça n’aurait pas été pratique du tout. Ses yeux dorés cherchèrent son frère derrière lui, rappelé à sa mémoire à la simple évocation d'une sieste. Clair passait son temps à dormir.
Et Clair n'était pas là. Oh.
Il tapota l'épaule de Cessy et, une minute plus tard, ils parcouraient les couloirs à la recherche du petit garçon aux cheveux noirs. Mais allez retrouver un 'petit garçon aux cheveux noirs', vous ; il y en avait bien plus d'un ici. Aucun adulte qu'ils croisèrent ne purent les aider et, en désespoir de cause, ils revinrent à leur point de départ. A savoir Annick Kaehler. Mais vraiment en désespoir de cause, hein. Parce que s'il y avait bien une chose que Symphorien détestait, c'était les crises de nerfs de sa mère. Ou les cris de sa mère tout court. Elle avait beau régulièrement oublier qui était né quand et dans quel ordre, dès qu'on lui signalait un tout petit problème elle se mettait dans tous ses états.
Cette fois-là, ils n'y coupèrent pas. Pas à un seul moment de la journée il n'eut le droit d'à nouveau lâcher la main de sa mère, même après qu'ils aient retrouvé Clair sagement assis avec d'autres enfants. Parce que, 'rendez-vous compte, quelqu'un aurait pu l'emmener en pensant qu'il était orphelin ! Mon pauvre petit Clair-Marin, tout traumatisé...'
Non, maman. Il somnole, comme d'habitude. Voilà ce qu'aurait rétorqué Symphorien, s'il en avait eu le temps. Mais elle ne voulut rien entendre, bien sûr. Elle s'excusa simplement auprès de son hôtesse et emmena ses enfants avec elle, dont le 'pauvre petit tout traumatisé'. Symphorien eut tout juste le temps de faire un signe de la main à Cessy avant qu'elle ne disparaisse totalement de sa vue.
“You tried your best and you failed miserably. The lesson is 'never try'.”
Raide comme un bâton, Symphorien secoua vivement sa tête de droite à gauche. La jeune fille en face de lui rétorqua par un hochement de tête décidé. Il secoua de nouveau sa tête, elle hocha la sienne et, au bout d'une bonne dizaine de 'si', 'non', 'si', 'non', le jeune homme finit par abandonner. Ce sur quoi elle devait compter, de toute façon. A peine eut-il articulé un 'd'accord' presque inaudible qu'elle avait attrapé son poignet et l’entraînait au milieu des autres personnes en train de danser. Les longues nattes foncées d'Alissia volèrent dans son dos quand, sans jamais lui lâcher la main, elle entreprit de tourner au rythme de la musique. Symphorien se décrispa petit à petit et, au bout de quelques minutes, un sourire amusé étirait ses lèvres pâles. Personne ne le regardait, personne ne lui prêtait plus d'attention qu'à un autre : lui qui en ce moment n'aspirait qu'à passer inaperçu, il n'aurait pas pu rêver mieux. Il put nettement entendre le rire euphorique de son amie quand ils furent séparés pour quelques secondes, éloignés l'un de l'autre pour les besoins de la danse. Lui se mordit la langue pour s'empêcher de faire de même. Depuis que sa voix était brusquement partie dans les aiguës pendant que lui et Olivier chantaient, il n'osait plus ne serait-ce que dire un mot. Ou en tout cas il se contentait du strict minimum – et rire n'en faisait pas partie. Il ne voulait ni avoir l'air ridicule ni entendre qui que ce soit rire de lui. A cette idées ses joues prirent une désagréable teinte rouge et il saisit la main d'Alissia un rien trop brutalement.
« Ah, tu serres, s'exclama-t-elle en riant. Déstresses !
-Je ne suis pas – sa voix dérapa et son rougissement empira – urgh, stressé !
-Si si si ! Oh, y'a ton frère là-bas !
-J'ai six frères, je te signale, répondit-il en tentant de garder le rythme. Un nom ou un numéro serait plus pratique.
-Numéro 6 ! Her...
-A une petite-amie. Il a une petite-amie, Alissia, je te l'ai déjà dit. Et six ans de plus que toi. »
Il dut lever la voix pour se faire entendre, cette fois, et devina au regard de son amie qu'elle avait complètement ignoré sa réponse. Ses sourcils se froncèrent et il ne put réprimer un soupir agacé. La musique entraînante, cependant, apaisa presque instantanément son aigreur.
« Elle s'appelle Grean, enchaîna-t-il en la faisant tourner sur elle-même. Elle est plus grande que toi, ses cheveux sont frisés, ses yeux...
-C'est bon, c'est bon, j'ai compris ! Tant pis, alors. Je me contenterais de- »
Et, à nouveau, ils furent séparés. Symphorien chercha Sixte des yeux et l'avisa, un peu plus loin, en train de parler avec Fortunat et Camille. Pas difficile de les repérer avec les larges bandes blanches imprimées sur leurs cheveux – qu'ils devaient porter depuis trois ans déjà pour que leurs parents ne les perdent plus jamais de vue. Merci, Clair. Quelle horreur. Rien que de repenser à ces trois bandes...
Sentant l'agacement poindre, il s'autorisa à changer de sujet sans plus de cérémonie.
La Kara-Xanthe, par exemple. Ils avaient été très préoccupés, tous, par l'arrivée de ce cristal maudit un an plus tôt. Il s'était lui-même tenu au courant et avait fini par en conclure que, rationnellement, il était inutile de se rendre malade pour ça. Il ne pouvait rien y faire. Cela ne concernait guère que les Hautes-Sphères de la société, il ne le répéterait jamais assez – même si, bien souvent, un frisson descendait le long de sa nuque à cette idée. Il n'avait jamais que treize ans, après tout. Toute cette histoire le dépassait au plus haut point.
Ses pensées furent dissipées par le retour d'Alissia et de ses tresses vertes.
« Olivier est juste derrière ! On pourra aller le voir ensuite ? »
Le jeune homme acquiesça distraitement. Perdre toute trace de sentiments, c'était quand même effrayant. Comment pensaient-ils, alors ? Est-ce qu'ils se toléraient, comment faisaient-ils pour se marier ou même parler entre eux ? Leurs conversations devaient être... Vides, non ? Ses yeux dorés se perdirent un instant dans le vague. Instant qui suffit pour le décaler du rythme de la danse. La seconde d'après, son pied écrasait celui de son amie.
Ils ouvrirent de grands yeux, aussi surpris l'un que l'autre, et durent reculer de plusieurs bons pas avant de réussir à se stabiliser. Il n'aurait plus manqué qu'ils tombent à la renverse.
Symphorien s'écarta, à présent aussi rouge que les yeux d'Alissia.
« Oh, désolé, je – désolé !
-C'est pas grave, mais tu m'as fait peur ! enchaîna-t-elle en lui donnant une petite tape sur l'épaule. C'est à force de penser, tu... Eh, où tu vas ? Kaehleeer ! Me laisse pas toute seule ! »
Quelques personnes grognèrent quand il se fraya un chemin parmi les danseurs mais il n'y prêta pas attention. La jeune fille s'élança à sa suite et, avant qu'il n'ait réussi à suffisamment s'éloigner, une poigne ferme enserra son bras gauche.
« Her, ça va ? J'ai bien cru que j'allais te rater ! T'en tires, une tête. »
Symphorien esquissa une grimace on ne peut plus explicite en direction de son ami. Ce qui laissa amplement le temps à Alissia de les rejoindre, les joues gonflées pour partager son mécontentement. Lui avait toujours la tête pleine de question et, plus important, était envahi par un horrible sentiment d'échec. Ça arrivait chaque fois qu'il commettait un impair ; ils n'y prêtaient plus attention. Mais lui, ça ne lui était pas égal. Ça ne lui était pas égal, de rater quelque chose. Personne n'allait arriver et le pointer du doigt en riant de lui et pourtant, c'était tout comme. Au moindre faux pas il aurait aimé s'enfoncer dans le sol pour ne plus jamais en sortir. Ne plus jamais danser, pour ne plus risquer de se tromper. Tout comme il l'avait fait pour le chant, le dessin. Et d'autres choses dont il ne se souvenait même plus.
« Je dois y aller.
-Déjà ? s'étonna Olivier. Mais on vient d'arriver... »
Le jeune métis marmonna quelque chose à propos de l'inutilité de cette fête et du monde entier, le visage encore marqué par la gêne. La seconde d'après, Les lèvres d'Olivier s'étiraient en un vague sourire.
« Ah, ouais. Bon bah je te laisse, dans ce cas. A tout à l'heure ! »
A peine fut-il libéré qu'il poussa un long soupir tremblant, les nerfs à vif. Sa chemise était un peu froissée, le vent l'avait décoiffé et il avait écrasé le pied de sa cavalière – ça ne pouvait vraiment pas être pire. Vraiment, vraiment pas.
Quand il revint près de ses aînés, Sixte lâcha un commentaire moqueur à son attention et, pour une fois dans sa vie, il fut reconnaissant à Fortunat du violent coup de poing qu'il asséna dans le bras de cet imbécile.
“Man invented language to satisfy his deep need to complain.”
« Ah, hm. Tu as gagné, euh, je crois.
-Ouuuh ! Symphorien, j'ai gagné ! »
Le jeune homme jeta un regard en biais à Venn avant de se re-concentrer sur son livre. Il fallait qu'il s'améliore en magie s'il voulait être capable d'empêcher Emy de lui faire tomber tous les rideaux de la maison dessus – et c'était mille fois plus important que les aventures extraordinaires de sa sœur. Surtout qu'il n'était pas dupe : Audry l'avait laissée gagner. Comme d'habitude. Un vague coup d’œil à la large horloge qui trônait dans la pièce lui indiqua qu'ils n'étaient pas encore en retard. S'ils ne rentraient pas chez eux pile à la bonne heure, ils se feraient encore réprimander. Dans la mesure où Veneranda jouait, que Rose était perdu dans ses lectures et que Clair-Marin dormait la tête contre le table, juste à côté de lui, il était le seul à pouvoir garder la situation en main.
Il tourna la page d'un geste désintéressé. Ce livre était vraiment stupide.
« Tu ne devrais pas la laisser gagner, tu sais, fit-il remarquer d'une voix atone. Elle va croire qu'elle est douée, après.
-Ah... Mais je la laisse pas gagner. Enfin, pas vraiment. »
La voix fragile de son ami aux cheveux roses lui tira une moue ennuyée. Veneranda, elle, s'entêtait à prouver qu'à quinze ans on peut parfaitement agir comme une gamine de dix en commençant à colorier sa feuille avec application.
« C'est pour ça que je ne joue jamais avec toi. Je ne pourrais pas savoir si je perds ou si tu le fais exprès. Elle a pas besoin de ta pitié, elle est grande.
-J'ai pas pitié, je... Je l'aime bien, c'est tout. Alors, hm, oui, voilà. Désolé. »
Finalement, ce livre avait peut-être un minimum d'intérêt. Les yeux du métis se posèrent fixement sur la page de gauche, espérant peut-être qu'il arriverait à la faire brûler s'il se concentrait suffisamment ; sans succès. La page resta là, agrémentée de son tissu de bêtises à peine crédible et encore moins utile. Dans son dos, il pouvait sentir le regard embarrassé d'Audry. Il jurait qu'il pouvait le sentir.
Quand il se retourna, pourtant, son ami aidait Venn à colorier le ciel d'une main maladroite.
« Je suis désolé, lâcha-t-il d'une voix ennuyée. Je sais que tu l'aimes bien.
-Ah, hm... c'est, pas grave ? Tu as raison, je ferais plus attention. Euhm, désolé. »
Est-ce qu'il avait dit ça ? Symphorien se retourna et poussa un long soupir. Il aurait pu, pour une fois dans sa vie, accepter qu'il n'était pas à blâmer – mais non, pensez-vous. Le jour où Audry aurait un peu de confiance en lui, Hatès serait inondé par le soleil. Autant dire que ce n'était pas prêt d'arriver, même si c'eut parfois été souhaitable.
Il jeta un bref regard à son petit frère, toujours endormi contre la table en bois, le visage caché entre ses bras.
« Dis, tu viens nous aider à colorier, Symphorien ? »
Hm. Ce livre n'était pas intéressant, de toute façon. Et puis si c'était pour aider, ça n'avait rien d'un enfantillage. Le jeune garçon se releva lentement et vint s’asseoir près de sa sœur, à même le sol. Quand il lui demanda ce qu'il devait colorier, elle lui tendit avec un sérieux déroutant le crayon violet.
« L'herbe, l'herbe ! Elle a besoin de couleurs, nous on fait le ciel. »
L'herbe, violette ? Un frisson parcourut l'échine du métis devant une telle aberration – mais soit, il pouvait s'en accommoder. Le ciel jaune et le soleil bleu, eux, lui arrachèrent une grimace désapprobatrice. Et sa sœur, plus grande que lui, plus vieille aussi, avec ses jolis cheveux noirs, ses grands yeux gris et son visage d'adolescente, continuait de colorier avec application. Clair dormait tout le temps, Veneranda ne grandissait pas. Certaines choses ne changeraient jamais, il allait devoir s'en accommoder.
Les traits n'étaient pas droits non plus, tiens. Ne tenant pas à gâcher la bonne humeur de sa sœur ou l'apparente tranquillité de son ami, il frotta doucement la pointe du feutre sur la feuille blanche. L'herbe se couvrit doucement de violet, méthodiquement, de façon à ce qu'aucune trace de crayon ne soit visible.
« Tu sais, hm, Symphorien...
-Oui ?
-Euh, je veux dire, t'es pas obligé de, tu sais, te... Euhm...
-Te ? reprit-il avec une lassitude évidente.
-T'en demander autant, comme ça. Même si tu rates c'est, hm, pas grave. Je crois. »
La remarque tira le jeune homme de ses réflexions. Son regard se fit dur et, se sentant jugé ou peut-être simplement par habitude, Audry baissa la tête. Les mèches de sa frange retombèrent en désordre devant ses yeux, empêchant qui que ce soit de croiser son regard. Habitué, le garçon aux cheveux noirs n'y accorda que peu d'importance.
« Je m'en demande pas trop, j'essaie juste de faire les choses correctement, répliqua-t-il d'une voix cassante. Rien de plus normal.
-Ah, hm... D'accord. Désolé. »
Symphorien fit un geste de la main pour signifier que ça n'avait pas d'importance et se remit à colorier l'herbe. Malgré tout, la remarque anodine de son ami avait considérablement ébranlé sa confiance en lui. Si faire de son mieux pour faire de son mieux était une mauvaise chose, alors comment était-il censé faire ? L'idée qu'il puisse accorder trop d'importance à de futiles détails ne lui vint pas à l'esprit, pas à un seul instant. Il se fichait bien de savoir que quelqu'un, dans cette ville ou même ailleurs, puisse colorier l'herbe mieux que lui ; ce qui le terrifiait, en revanche, était de ne pas le faire correctement. Était-ce trop s'en demander de ne pas vouloir faire d'erreurs ?
Tsk. Définitivement pas.
« Euhm, j'ai fini ce côté du ciel, murmura Audry d'une voix gênée. Je peux, hm, t'aider encore ?
-Ah, oui oui ! Fais, euh... Fais les nuages en rose ! Ce rose là, il est joli. »
Si ç'avait été possible, une veine serait apparue sur le front du métis. A défaut de ça, il passa sa main gauche sur son visage.
« Pourquoi en rose, Venn ? Les nuages sont blancs, le ciel est bleu et je peux t'assurer que l'herbe n'est pas violette, s'exclama-t-il lui mettant son crayon sous le nez. Elle est verte. »
La jeune fille réfléchit quelques secondes, la bouche entrouverte. Puis un sourire candide étira ses lèvres.
« Parce que c'est joli ! Le ciel est déjà bleu en vrai, alors je peux le faire jaune sur ma feuille, expliqua-t-elle d'une voix chantante. Il changera pas dans la vie, tu sais, mais sur mon dessin je peux le faire comme je veux. Pourquoi j'aurais pas le droit de le faire différent ? C'est mal, différent ? »
La question laissa Symphorien sans voix. Il battit un moment des paupières comme un imbécile avant de ne baisser la tête à son tour, embarrassé, et de ne s'appliquer avec encore plus de méticulosité à donner vie à cette herbe mauve. Il aurait pu jurer voir Audry sourire derrière ses mèches roses, mais impossible d'en être certain. Peu importe, il n'en avait rien à faire. Il ne serait jamais capable de trouver l'imaginaire joli, comme le faisait sa sœur. L'herbe, il ne pouvait la voir que verte. Le ciel bleu. La neige blanche. Elle n'aurait pas été plus mal en jaune, en rose ou en brun, non – mais elle n'était pas comme ça. Et elle ne serait jamais comme ça.
A quoi bon la dessiner en violet, alors ? Il ne comprenait pas. Ça le dépassait complètement.
Malgré tout, il continua de colorier le dessin selon les instructions de sa sœur.
“Constantly choosing the lesser of two evils is still choosing evil.”
« Oh, Symphorien ! Tu vas bien, qu'est-ce que tu fais en ville ? Anne, Colin, Laëtitia, dites bonjour. »
Le jeune garçon fit un signe de la main à la petite demoiselle en face de lui, emmitouflée dans un gros manteau rose. Elle lui rendit son salut d'un geste timide, les yeux à demi cachés par son bonnet. Le petit garçon qui lui tenait la main se contenta d'un vif 'bonjour' et d'un sourire gêné. Quant-à la petite chose brune collée à la jambe de sa mère, il n'eut même pas le droit de voir son visage.
Lui qui avait du mal à admettre qu'une fille de cinq ans sa cadette pouvait être sa nièce, il n'osait imaginer ce qu'en pensaient les plus jeunes. Avoir une nièce plus vieille que vous, c'est... Typiquement Kaehler ? Certainement, oui.
« Je fais des courses. Tu vas bien, toi ? »
Sa sœur aînée acquiesça et, pendant quelques minutes, elle discuta avec lui de ses enfants et de son mari. Ils se quittèrent sur un sourire et les politesses d'usage et repartirent chacun dans leur direction d'un bon pas. Il nota distraitement qu'elle se dirigeait vers chez lui, agacé à l'avance par ce qu'il allait devoir subir en rentrant. Il arriva rapidement à la boulangerie, tendit le papier que lui avait remis sa mère au marchand et, après l'avoir payé, fit le chemin inverse en serrant délicatement les sacs contre lui. Pas question de laisser tomber quoi que ce soit.
Une fois chez lui, il fut frappé par le silence qui régnait dans leur grande demeure. D'ordinaire, vu le monde qui logeait ici, le bruit et les cris faisaient presque parti du décors ; mais ce jour-là, pas le moindre rire. Sachant quel jour ils étaient, il s'attendait au pire. Ses parents voulaient toujours faire des surprises stupides, alors qu'ils avaient bien dû comprendre depuis le temps qu'il détestait ça. Renfrogné, il ferma la porte d'entrée derrière lui et avança dans le hall – tout en évitant soigneusement le moindre rideau qui pouvait croiser son chemin.
Il entra dans le salon, le sac rempli dans ses bras, et posa avec mille précautions les provisions sur la table basse. Il allait bien falloir qu'il –
« Joyeux anniversaire, Symphorien ! »
D'accord. Ça devenait usant, cette habitude stupide de lui faire tomber des rideaux dessus. Le jeune homme resta malgré tout très digne sous la lourde tenture noire, soucieux d'avoir l'air présentable quand il aurait réussi à se défaire de cette saleté de rideau inutile et lourd et agaçant et où était la sorti de ce machin, au juste ?
Une âme bienveillante (en l'occurrence, son père) l'aida à se dépêtrer du piège qu'on lui avait cruellement tendu. A peine ses yeux furent-ils posés sur les personnes en face de lui qu'il avait de nouveau recouvert sa tête du rideau.
« Ne fais pas l'idiot, mon cœur – et vraiment, que sa mère l'appelle comme ça ne le poussa pas à vouloir sortir de là-dessous. C'est ton anniversaire, tu devrais sourire ! »
Blah blah blah. Il retira à contrecœur le tissu de sa tête et jeta un regard assassin à Mina, cette traîtresse qui n'avait pas jugé bon de l'aider à fuir quand ils s'étaient croisés sur le chemin. Insensible à l'air contrariée de son cadet, elle s'approcha pour le serrer dans ses bras.
« Tu as déjà quinze ans, c'est fou ! Je vois vraiment pas le temps passer.
-Quinze ans, oui. Hhhh...
-Aaaah, joyeux anniversaire Sympho ! Regarde moi ça, j'avais presque oublié à quel point tu étais mignon !
-Lâche moi, Camille ! Laisse mes cheveux !
-Bon anniversaire, Symphorien.
-Hm, merci Saturnin. Tu peux dire à Camille de me lâcher, elle-
-Voilà, problème réglé. Considère que c'est mon cadeau, parce que je compte pas te souhaiter quoi que ce soit.
-Trop aimable, Fortunat. Mais tu peux la lâcher, maintenant, c'est bon.
-T'auras le droit de donner des ordres quand t'auras mon âge, imbécile. C'est fou, vous trouvez pas ? Il vieillit mais pour ce qui est de grandir ou de s'embellir, par contre...
-Sixte ? Je t'emm-
-Joyeux anniversaire Symphorien ! J’espère que cette année sera merveilleuse pour toi et que tu seras encore plus heureux que la précédente !
-Fais-en moins, Emy. Tout le monde voit que tu fais ton hypocrite.
-Symphorien, joyeux très bon anniversaire !
-Ah, merci Venn...
- 'versaire.
-Vous l'avez réveillé juste pour ça ? C'est stupide, j'ai déjà dit que je ne voulais pas qu'on me le souhaite. Vas dormir, Clair.
-Joyeux anniversaire. Je t'ai pris un livre pour que tu sois un peu plus intelligent, cette année.
-C'est vraiment trop... Gentil, Rose. Non, vraiment.
-Joyeux anniversaire grand frère !
-... Merci. Petronille, Rin, ne forcez pas Scolly. Elle a le droit de faire la tête. »
Une exclamation agacée échappa à Symphorien quand sa mère se sentit obligée de le serrer contre elle, sourde à ses protestations et autres grognements on ne peut plus explicites. Il ne voyait pas pourquoi faire un tout une aventure d'un simple anniversaire ; chez eux, après tout, il y avait plus d'anniversaires à souhaiter que de mois dans l'année. Dis comme ça, forcément, ça calme. Le jeune homme réussit à échapper quelques minutes à ses parents et au bruit ambiant, le temps pour lui d'aller ranger les courses et de pousser un soupir agacé. Ce qu'il y avait de frustrant, dans sa vie, était cette lassitude constante qu'il était obligé de traîner. Tout était toujours pareil. Tout le temps. La Kara-Xanthe, pourtant, avait bousculé le monde de manière à priori irréversible ; il y avait la guerre, il y avait des maladies, il y avait mille choses qui sortaient de l'ordinaire tout autour de lui.
Mais allez savoir. Les malheurs du monde, et même le monde en général semblait éviter la famille Kaehler. Problèmes d'argent ? Non, ils n'étaient pas vraiment riche mais très loin d'être pauvres pour autant. Problèmes de santé ? Oui, parfois quelqu'un attrapait un rhume – de mémoire, c'était le pire qui avait dû arriver ici. Problèmes familiaux ? Eh bien tous les enfants ne s'entendait pas, certes, mais rien de grave ; pas d'enfants battus, pas de frères abandonnés, pas de sœurs violées, pas de racket ni de pleurs incessants. Pas de voleurs, pas de malades mentaux,
En quelques mots : il ne leur arrivait rien. Il y avait des jours où ça lui convenait à la perfection et d'autres où, sans savoir pourquoi, ça le fatiguait plus que de raison. 'Aujourd'hui est un jour sans, demain tu iras mieux', aurait dit sa mère. Le pire restait que le lendemain, en effet, il aurait tout oublié d'un quelconque ennui. Triste réalité.
De toute façon sa vie était bien simple : marcher, parler avec ses amis, rendre visite aux autres, passer chez ses cousins, chez ses grands-parents, aider untel à faire ceci ou cela, surveiller ses cadets, apporter des nouvelles aux aînés, suivre ses cours, lire... Et dormir, manger, rire, s'énerver, essayer, encore et toujours, réussir et parfois rater. S'il avait dû résumer son existence, voilà comment il l'aurait fait. Avec une suite de verbes clairs et précis, rien que de très général et impersonnel. Pas d'histoire d'amour, pas de trahison ni de coups de poignards dans le dos. Rien de tout ça.
Et quand il voyait ses parents s'extasier devant le petit dernier, il ne pouvait que constater que ce n'était pas prêt de changer. Loin de là.