I hope you are not Hannibal Winter.~♥ {Hannibal, et qui veut}

Tout à sa joie, Iris ne perçut rien du brusque changement d’atmosphère dans le placard enténébré et exigu. La tension de son cher et tendre lui échappa ; elle ne nota pas du coin de l’œil son mouvement de recul. Hannibal envisageait clairement un repli stratégique vers la porte ou, plus précisément, derrière elle. Le couloir semblait l’attirer, à moins que la pièce qui les avait avalés ne le rendît claustrophobe et le repoussât avec plus de force encore que plus tôt son ouvrage avait repoussé la belle. Mais de son côté elle ne voyait rien et se plaisait à ne rien envisager ; l’incongruité de la situation l’en excusait, songerait-elle plus tard avec assurance, d’autant qu’il lui était impossible de connaître à l’avance les réactions tout à fait disproportionnées des deux hommes. Son frère lui avait toujours témoigné beaucoup d’affection et sans doute souvent s’en était-elle plainte à qui voulait l’entendre : « je sais me débrouiller toute seule ! », arguait-elle à qui mieux-mieux aux murs, tableaux, chaises et tentures des pièces qu’elle avait le malheur de traverser. Mais si les souvenirs se bonifient avec le temps, le résultat ne pouvait qu’être plus sidérant encore lorsque celui-ci complotait à l’insu d’une jeune fille quelque peu crédule avec la distance qui séparait deux individus.

Kevin Hillyane était donc absolument parfait à ses yeux brillants de bonheur. Elevé sur un piédestal à la mesure de sa supposée grandeur, sa jeune sœur ne considéra pas une seconde qu’il pût ne pas montrer incontinent un chaleureux enthousiasme en apprenant ses fiançailles avec un aussi bel et riche homme qu’Hannibal Winter, qui lui ne pouvait que se réjouir de compter dans sa famille un homme aussi digne et intelligent que Kevin. Un conte de fées dont elle se ravissait à loisir ; le lui reprocheriez-vous ? Il n’allait durer que si peu de temps avait que les répliques bien agencées et policées des protagonistes ne parte en déconfiture ! Elle n’en avait certes pas la moindre idée ni le plus diffus sentiment, mais au diable ces observations ridicules. Les deux hommes de sa vie se tenaient près d’elle et s’apprêtaient à faire de sa journée la plus belle de toutes –deux d’entre eux du moins, son père adoré n’étant pas présent –et mieux valait pour eux tous qu’il ne le fût pas, surtout pour Kevin –mais pour Hannibal aussi, car il ne faisait pas le moindre doute qu’entrainer sa fille dans un endroit pareil lui aurait valu des remontrances mémorables, gendre ou point gendre –cela dit en y repensant, aurait-il seulement pu passer le seuil sans se cogner et y aurait-il eu de la place pour une quatrième personne, qui plus est de sa carrure ?

Perdue dans d’intenses réflexions sur des chemins de traverse hasardeux, elle n’intégra que son fiancé avait tenté de s’enfuir –s’enfuir ? Pourquoi s’enfuir ?– que lorsque Kevin lui intima de n’en rien faire. Leurs retrouvailles n’étaient en rien perturbées, allons donc ! Et ne se poursuivraient pas éternellement dans le confinement de ce placard trop étroit où l’on risquait de se marcher sur les pieds et sur le bas de sa robe, sire Winter n’avait pas à s’en inquiéter de la sorte, quoiqu’elle trouva fort charmant qu’il s’enquiert ainsi de leur confort et de leur bien-être, ce que tout un chacun n’aurait pas aussi spontanément fait. Quel prince de bonnes manières, quel condensé de bonnes intentions ! Elle se jugea une nouvelle fois bien chanceuse et offrit au brun un grand sourire dégoulinant d’une reconnaissance dont la source, intarissable, resterait mystérieuse aux yeux du reste du monde. Le ton glacial de son frère lui-même ne la mit pas sur la piste et elle resta bouche bée, stupide, mais absolument heureuse.

« Vous ne nous gênez pas du tout, Hannibal, il est même une très heureuse coïncidence que vous soyez ainsi tombé sur mon frère plutôt que quelqu’un d’autre qui aurait pu le dénoncer ! Vraiment, vous n’imaginez pas comme je vous suis reconnaissante de tout ce que vous faites pour moi. »

Imaginait-elle un motif admirable derrière chacune des actions de son futur époux ? Rien n’était plus probable en réalité. Prenait-il une cerise dans un plat que cela devait avoir un rapport avec elle, et quel rapport ! Terre-à-terre et pragmatique de nature, Iris pouvait se métamorphoser en rêveuse illusoire devant l’Eternel lorsque le besoin s’en faisait sentir.

« Mais que diriez-vous de poursuivre cette conversation dans un endroit plus…, eh bien, approprié ? Devant un thé, ou des gâteaux ? » Elle marqua une courte pause, tourna la tête vers l’un puis l’autre de ses interlocuteurs, ses lèvres étirées en un sourire non moins franc mais du moins plus tendu. « J’avoue qu’il fait un peu sombre ici, ce n’est pas très agréable. Et que dirait-on si on nous surprenait ainsi, au fond, tenta-t-elle de se justifier en dernière instance pour noyer sa confession, l’histoire se répandrait comme une trainée de poudre et je n’imagine pas les ragots… Oh, et notre père, (elle se tourna vers Hannibal), vous l’avez bien vu, n’est-ce pas, notre père l’apprendrait aussi et nous préférons tous l’éviter, pas vrai ? »

Débité à une vitesse faramineuse, entrecoupé de brèves interruptions, son discours respirait l’empressement.

Kevin faisait preuve, en cet instant même, d'une maîtrise de soi qui aurait pu susciter l'admiration. Il aurait d'ailleurs aimé qu'on l'applaudisse pour s'être retenu d'étrangler Hannibal à la seconde où il avait appris son identité; mine de rien, ça avait été plus facile à dire qu'à faire. Tendu sous ses vêtements sombres qui le faisaient passer pour le dernier des voleurs ou assassins d'Oria, il écoutait Iris arroser ce malotru de compliments tous plus invraisemblables les uns que les autres. Comment un type aussi peu dégourdi et a l'air aussi imbécile pouvait-il la combler ? Enfoncé dans sa colère et sa mauvaise foi, Kevin alla jusqu'à affirmer à son subconscient que cet homme était d'une laideur épouvantable et qu'il aurait mieux été à sa place debout sur la potence que dans ce placard avec eux.  Persuadé qu'une fois marié, il battrait sa sœur et abuserait honteusement d'elle, Kevin avait d'ores et déjà élaboré dans son cerveau en ébullition mille et une façons de faire annuler le mariage. Ils n'en étaient qu'aux fiançailles, il avait de fait un certain temps avant l'échéance: au moins quelques mois. De quoi mettre en place un plan grandiose qui ne pouvait pas échouer. Et si par le plus grand des malheurs il échouait, il s'était résolu à enlever le prêtre ou enfermer Hannibal dans une cave pour qu'il ne se présente pas à la cérémonie. Pour augmenter ses chances de réussite, son esprit qui avait trop vogué sur des mers fantastiques et des jungles dangereuses avait même pris le pari risqué de faire disparaître à la fois Hannibal et le prêtre. On était jamais trop sûr.
Si Iris avait su ce qui se tramait sous le crâne de son frère, elle en aurait eu des sueurs froides.

Maintenant un calme glacial tout du long, se retenant de grimacer quand la jeune elfe se tourna vers Hannibal pour évoquer leur père, Kevin se refusait à laisser tomber la morgue inhérente à une personne de son rang – fût-il habillé comme un sombre espion d'Hatès. Il était Noble, et devait de ce fait agir comme tel; il aurait tout le temps de regretter son comportement impulsif une fois à l'abri dans un quelconque appartement.
La main qu'Hannibal posa sur l'épaule d'Iris donna envie à Kevin de la lui mordre sans pitié. Un léger rictus fit transparaître sa colère, mais guère plus. Il devait toujours donner l'illusion de retrouvailles chaleureuses à Iris (du moins tant qu'il pouvait encore tenir).

« Ce serait fâcheux, certainement. Mais un peu de discrétion devraient suffire à éviter de tels problèmes, n'est-ce pas ? »

Si Kevin ne rechignait pas à menacer quand la situation l'exigeait, il détestait en revanche qu'on fasse de même. Sourcils légèrement froncés, il aurait aimé dire à Hannibal tout le bien qu'il pensait de lui, à commencer par le fait qu'il n'était qu'une larve qu'il lui serait aisé d'écraser sous sa chaussure au moindre faux pas. Décidant de garder ces menaces peu orthodoxes pour plus tard, il se contenta de hocher la tête en guise d'assentiment. La dernière chose qu'il voulait, c'était se retrouver face à son père. Ses colères, impressionnantes, vous donnaient toujours l'impression d'avoir fait quelque chose d'atroce. Déjà Kevin pouvait sentir le nœud de la culpabilité lui nouer la gorge.
Il savait qu'il avait fait quelque chose de stupide, mais il ne voulait pas que son père le lui reproche. Il voulait qu'il soit fier de lui. Être un bon fils, et aussi un bon frère.

Si ses deux idéaux devaient se croiser et s'il devait jongler pour parvenir à ses fins, alors il le ferait. Kevin était un jeune homme courageux.
Peut-être même un peu trop téméraire.

« Cela dit je ne sais où vous – nous pourrions nous rendre. J'imagine que vos appartements sont exclus. »

Kevin grimaça. Ils n'allaient pas se jeter dans la gueule du lion, ce n'était pas envisageable. Pour autant, rester ici à discuter était, comme l'avait fait remarquer Iris, hors de question. Un coup d'œil pour son détestable voisin lui amena la solution sur un plateau d'argent.
Autant ramasser le fruit au plus près de l'arbre. Aussi décontracté que possible, il répondit donc:

« Et pourquoi pas dans les vôtres, en ce cas ? »

Il avait accroché un sourire à ses lèvres pour paraître aimable, attendant plus l'approbation d'Iris que celle d'Hannibal. Il se fichait de son avis. Tout ce à quoi il aspirait, c'était le gêner le plus possible. Ce grossier personnage, probablement rustre derrière ses airs charmants, essayait de s'approprier sa sœur.

Et c'était tout bonnement inacceptable.

« Et pourquoi pas dans les vôtres, en ce cas ? »

Et pourquoi pas dans les vôtres... Bouche courbée sur un sourire qui ne tressaillit qu'à peine, Hannibal prit une expression réflexive. Tout bon gentleman se devait de se concerter avec soi-même avant de n'opposer un refus net et catégorique ; répondre un simple « hors de question » ne se faisait tout simplement pas. C'aurait été affreusement impoli. Or, que cet horrible individu veuille le tuer ou non, il devait rester discret – trouver une raison de dire non et, tout aussi subtilement, se faufiler en dehors de la pièce pour fuir cette situation horripilante. Iris ne lui serait pas d'une grande aide sur ce coup-là, il le craignait. Il allait devoir se débrouiller seul. Non que ça change beaucoup de l'habitude, songea-t-il avec une amertume à peine voilée. Se plaindre était une activité dont il ne se lasserait probablement jamais.
Intérieurement, Hannibal poussa un cri de désespoir en se rendant compte que rien au monde ne pourrait le sauver de ce guet-apens. Que pouvait-il opposer à cette idée sans avoir l'air d'un parfait rustre ? Il ne voulait pas se retrouver avec sa fiancée en colère sur le dos, pas plus qu'il ne désirait donner la moindre excuse à cet homme de le détester. Non, non. Le but était de rester à distance tout en étant d'une amabilité irréprochable, pour mieux passer pour une victime innocente auprès des autres en cas de conflit ouvert. C'était une technique qu'il maîtrisait plutôt bien, au contraire de toute autre méthode impliquant trop de courage et d'audace. Sa vie, il y tenait. Sa réputation aussi. Être regardé de travers par ses parents était largement suffisant.
Iris, elle, semblait évoluer dans un monde tout à fait différent du leur. Sourde et aveugle aux sous-entendus et petits tics nerveux qui pouvaient agiter leurs sourires, elle exclama son approbation avec une joie qui agaça au possible son fiancé. Elle ne l'aidait vraiment pas à rester en vie. D'accord, elle ne le faisait pas exprès et ne pouvait pas deviner qu'il était la prochaine cible de son meurtrier de frère, mais tout de même ! Elle aurait pu attendre qu'il marque son indécision et son manque d'entrain avant de ne le pousser plus près encore du mur. Son dos devait déjà y être collé ; il allait bientôt se mettre à y creuser. Ses choix étaient de plus en plus limités.

En l'occurrence, à part acquiescer et espérer qu'aucune dague ne viendrait se planter entre ses omoplates, il ne pouvait pas faire grand chose.

Préoccupé par sa survie plus que par les soucis vestimentaires de ce cher Kevin, le jeune homme toussota pour annoncer qu'il allait prendre la parole. Quoi qu'il aurait préféré se faire oublier et disparaître dans un des recoins du plancher, il tenait malgré tout à tenir un minimum tête à l'agresseur. Il ne pouvait certes pas lui mettre beaucoup de bâtons dans les roues en présence de la sœur de ce dernier, mais garder la tête haute et clamer qu'il ne subissait pas mais acceptait de plier était d'une extrême importance. Les apparences, comme toujours, étaient un jeu auquel perdre n'était ni à l'ordre du jour ni à celui du lendemain – et ce pour le restant de ses jours.

« Tant que cette cape reste où elle est, je suppose qu'il saura éviter les regards, répondit-il avec un sourire charmant à l'adresse de l'elfe. Et mes Appartements vous sont bien entendu ouverts. Ils doivent être vides, quoi qu'il en soit. »

A moins que quelqu'un s'y soit invité, bien sûr – mais il peinait à imaginer le moindre de ses amis s'installer dans le salon en son absence ; d'autant plus s'ils n'étaient pas sûr du motif et de la longueur de ladite absence. Quant-à sa famille... Si Sean s'était invité pour une raison ou une autre il n'aurait qu'à le congédier, et puisqu'aucun accident grave n'était arrivé ces derniers temps, ses parents ne pouvaient pas avoir voulu lui rendre une visite de courtoisie. C'était bien trop improbable pour qu'il puisse vouloir considérer cette option comme seulement possible.
Ça ne l'était pas. Et tous ses soupirs, cachés bien loin au fond de son estomac serré, n'auraient su exprimer à quel point il aurait préféré être coincé entre père et mère qu'entre fiancée et beau-frère en ce moment.