« Des torches brillaient dans les rues, et Mithos sourit. » [Lilian]

Le bruit bourdonnait dans les oreilles du gamin, conversations décousues et dépourvues de sens ; il attrapait au passage un mot volant, une remarque quelconque, un éclat de rire perdu. Il en perdait pas mal, lui aussi : un au détour de chaque rue. Mithos parlait fort. Trop fort, si un tel capharnaüm n’avait pas animé l’air. Le gosse ne faisait qu’apporter sa pierre à l’édifice, et y allait de ses petits décibels sans trop se formaliser de ce que les autres pouvaient en penser.

Après tout, Hatès n’était pas à la fête tous les jours non plus ; Albrecht Bellanca, ce jour-là, avait proclamé l’indépendance du Duché. Une marée entière de paperasses avait dû passer de mains en mains bien plus tard et officialiser la chose, mais le plus important, c’était ça. Le discours, la grande décision, le moment où chaque âme de ce territoire avait formé une nation. Alors oui, Imura riait, des venelles enténébrées à la grande place. Des torches brillaient dans les rues, et Mithos sourit. C’était joli, toutes ces étincelles. On aurait dit de petits feux-follets, ou alors un ballet de fées incandescentes. Il s’appuya au mur derrière lui, les joues rosies par le froid autant que par la bière qu’il tenait dans sa main. Son père le tuerait, bien sûr, quand il rentrerait aussi imbibé qu’un vieux tonneau ; sa façon à lui de s’affranchir de l’autorité parentale. Et puis mince, il aurait bientôt quinze ans -se faire materner et dorloter, c’était bon pour les bébés.

« C’est énooorme, lâcha-t-il, les voyelles traînantes. T’as vu ? Ils jouent carrément de la musique. »

Mithos se redressa pour attraper le bras de son ami, un grand sourire placardé sur les lèvres. La nuit était claire mais le froid n’avait rien de mordant -ça aussi, c’était un bon point. Le blondinet peinait à en trouver un mauvais où que se portât son regard. Une bonne humeur coutumière qui lui aurait fait s’écrier, face à un verre vide, qu’il déborderait bientôt d’eau. Positivisme acharné et assumé. C’était comme ça.

« Je suis trop content que tu sois venu », reprit Mithos en réalisant à moitié que sa chope avait disparu pour ne jamais revenir, perdue dieu seul savait où à présent.

Lilian crispait les doigts sur son long manteau, les yeux plissés sur la multitude de torches qui les éclairaient comme en plein jour. Fête oblige, on les avait refilés à leur famille pour quelques jours – pas longtemps, mais assez pour faire prendre conscience au jeune homme qu’il ne se sentait plus le bienvenu chez lui. Il s’était admonesté à coups de « tu es stupide, c’est ta maison autant que la sienne » mais rien n’y avait fait : il se savait assez buté pour que le sentiment perdure de longs mois durant. Il lui aurait fallu des années pour y dormir comme il y avait dormi autrefois. L’injustice qui n’en avait jamais été une avait laissé des marbrures sur sa peau trop pâle.
Sa mère, quant à elle, n’avait pas changée. Mais puisqu’il glanait une ou deux heures de sa présence chaque semaine, ça aurait été un comble. Il n’avait fait qu’entrapercevoir Lidwine, et cela lui avait bien suffi – à elle aussi ; il n’avait pas tout compris (n’avait pas non plus cherché à tout comprendre), mais il était apparemment question d’une sombre histoire de fiançailles.

Que sa sœur souffre de sa condition de sa femme aurait dû le réjouir, suffisamment pour profiter de la fête, mais les éclats de rire idiots de son voisin le tendaient. On le jugeait assez grand pour être responsable, pour se comporter en adulte et savoir se tenir. Lilian avait hoché la tête et promis à sa mère tout et n’importe quoi pour peu qu’elle le laisse filer. Il ne mentait pas, il n’était pas le genre de garçon à picoler et rentrer chez lui en titubant, des chansons paillardes à la bouche. L’idée même le révulsait et lui faisait faire la grimace.

Il n’avait aucune idée de ce que Mithos pouvait avoir dit à ses parents, ni même s’il leur avait dit quoi que ce soit, mais il n’était plus qu’à une bière des chansons paillardes et ça n’aidait pas Lilian à se détendre.
Je suis responsable. Je dois le surveiller. Il avait peur de le lâcher du regard un instant et le retrouver à la bouche d’un tonneau.

Inutile de préciser que cela ne figurait nulle part dans sa liste de choses à vivre avant de mourir vieux et riche.

« C’est énooorme. T’as vu ? Ils jouent carrément de la musique. »

Lilian tapota le bras de son ami avec indulgence. Depuis un moment, il lui sortait soit des âneries soit des platitudes, et il avait appris à hocher la tête et le laisser passer du coq à l’âne. Il ne voulait ni le vexer, ni le fâcher, alors il valait mieux ne pas ouvrir la bouche. Il avait un quelque chose de rabat-joie quand le stress dépassait un certain seuil.
Mithos, lui, n’était que joie et amour et la vie un long fleuve rose.

« Je suis trop content que tu sois venu »

Et ça lui faisait plaisir d’entendre ça, vraiment, même de la part d’un ivrogne. Il lui sourit, et dut s’arracher les mots de la gorge tant il ne savait pas quoi faire de ses sentiments :

« Moi aussi, c’est… très animé. »

Il préférait ses soirées un peu mieux habillées, mais de temps en temps… danser lui aurait fait du bien, si Mithos n’avait pas été en laisse à ses côtés.
Une laisse métaphorique, bien évidemment, mais il ne comptait pas le perdre du regard. Au moment même où il avait saisi cette foutu bière, il s’était promis de le ramener sain et sauf chez lui.

Avec toutes ses dents et tous ses vêtements.