« Où est ma mère?
-Ah...Votre mère n'est pas là, je suis désolée. Vous voulez quelque chose, peut-être? »
Le petit garçon considéra un instant la jeune fille, à présent accroupie devant lui pour se mettre à sa taille. Puis, comme si c'était là la plus normale des réponses, il tira une mèche de cheveux bruns qui s'échappait de sa queue de cheval. Elle émit une sorte de protestation et desserra sa petite main avec un rire forcé, mais lui n'esquissa même pas l'ombre d'un vague sourire. Il resta là, les sourcils froncés, à la dévisager sans la moindre gêne.
« Oui. Que tu te taises, répondit-il avec le plus total détachement, ses poings à présent posés sur ses hanches. Je veux voir Annael.
-Oh, Monsieur! N'appelez pas votre mère comme ça. Elle serait très fâchée, si elle vous entendait. »
Hannibal soupira longuement, et tira une nouvelle fois les cheveux de la jeune servante. Elle se contenta cette fois de grimacer, et attendit qu'il décide de la lâcher. Au bout de quelques longues secondes, il détendit finalement ses doigts et rendit sa liberté à la mèche brune ; parce que si elle ne se plaignait pas, ça n'avait décidément aucun intérêt. Sa petite tête à présent penchée sur le côté, il entreprit de lui tirer la joue.
« Mais elle est toujours fâchée, lâcha-t-il en gonflant ses joues, sans cesser de tirer celle de la servante. Et quand elle n'est pas fâchée, elle s'en fiche de moi. »
Ils se regardèrent quelques secondes sans rien dire, à dévisager l'autre avec politesse ou insistance. Puis son bras vint se reposer le long de son corps, et elle passa une main sur sa joue endolorie, sur laquelle on pouvait maintenant percevoir une marque rouge. Il sourit, visiblement satisfait, et lui fit signe de se relever. Elle obéit sans un mot, et serra sa main dans la sienne quand il la saisit, la tirant presque derrière lui.
« Viens, on va jouer. Si je trouve des ciseaux, on pourra jouer à se coiffer. » Il ignora ouvertement les gémissements de protestation de l'adolescente, et accéléra la marche. « Alleeeeez, dépêche toi, la servante! »
Quoi que la détermination de Justine – puisque c'était son nom – pour faire changer Hannibal d'avis fut absolument remarquable, elle finit tout de même par avoir une coupe de cheveux atroce, ou en tout cas fort peu esthétique. Et ce malgré les commentaires de son coiffeur, qui jura que c'était vraiment très réussi et que ça mettait bien en valeur le fait qu'elle n'était pas jolie.
Ce qui constituait, pour le garçon de quatre ans, le summum de la courtoisie et de la gentillesse. Parce que personne ne lui avait appris comment dire à quelqu'un qu'il l'aimait bien, et que la seule façon d'attirer l'attention de ses parents était de faire des bêtises.
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« Ta mère est enceinte. Ce qui signifie, en d'autre termes, que tu as avoir une petite sœur. Ou un petit frère. »
Hannibal, les jambes dans le vide, posé comme une poupée sur un fauteuil trop grand pour lui, cligna des yeux. Une fois. Deux fois. Trois fois. Puis il les plissa, fronça les sourcils, comme s'il était en proie à un grave dilemme intérieur. Et, finalement, fit un choix. A savoir qu'entre se faire punir pour avoir été méchant ou dire ce qu'il pensait, il préféra la deuxième option. Croisa les bras, grimaça.
« Mais j'en veux pas, moi! »
Son père sembla retenir un soupir, mais son visage, comme d'habitude, resta composé et avenant. Son léger sourire ne fana pas et il tapota la main de sa femme, assise à côté de lui.
« Tu changeras d'avis quand le bébé sera là, répondit-il calmement. Mais qu'importe, de toute façon ; il sera là, que tu le veuilles ou non.
-Elle. Elle sera là, oui. »
Hannibal fixait à présent sa mère, qui avait pris la parole d'une voix douce qu'il ne lui connaissait que mal. Elle souriait, une main sur son ventre déjà arrondi, et semblait plongée dans la douce perspective de cet enfant qui grandissait en elle. D'ordinaire, elle était fermée et son visage crispé. Elle lui criait dessus pour qu'il se taise, elle l'envoyait voir une servante quand il avait besoin de ceci ou cela, et l'écoutait à peine quand il lui racontait quelque chose. Tout au plus acquiesçait-elle de temps à autre. Les seuls moments où elle semblait vraiment remarquer son fils unique était en public, ou quand il s'agissait de le préparer. Elle tenait toujours à ce qu'il soit impeccable, lui répétait toujours qu'il devait être poli et sourire à tout le monde, peu importe qui. Et s'il avait le malheur de ne pas respecter ses ordres à la lettre, il pouvait être sûr de se faire sérieusement réprimander une fois de retour dans leurs appartements.
Ah, si. Elle l'aimait quand ses amies le complimentaient, disaient que sa tenue était ravissante, qu'il était mignon, qu'il était tellement bien élevé. Là elle posait une main sur son épaule, ou passait sa main dans ses cheveux, et approuvait. Et il aimait bien, quand elle faisait ça. Parce qu'il avait l'impression d'avoir travaillé dur pour obtenir sa reconnaissance, son amour peut-être.
Et ce..., ce bébé, qui n'était même pas encore là, elle lui souriait déjà! Qu'est-ce qu'il avait fait pour mériter tant d'affection, hein? C'était injuste. Injuste, injuste, injuste. Il serra les poings, et secoua sa tête de droite à gauche.
« J'en veux pas! répéta-t-il en désespoir de cause, cherchant un peu de soutien dans le regard de son père – sans succès. Et puis d'abord s'il n'est pas encore là vous pouvez encore le renvoyer, non? »
Ragaillardi, il pointa un index accusateur sur le ventre rond qui contenait l'affreuse créature. Bien que, sur l'instant, il s'adressait clairement à son père.
« Et puis comment il a pu rentrer là? Ça n'est pas, annonça-t-il calmement, lentement, comme s'il essayait de leur expliquer quelque chose de simple,
logique. »
Le masque de Julian s'ébrécha un court instant, et ce fut un sourire amusé qui s'installa sur son visage. Le petit garçon ne nota pas le changement – ou ne s'en préoccupa pas, plutôt – trop occupé qu'il était à essayer de tuer son petit frère, sa petite sœur par la pensée, en fusillant le ventre de sa mère du regard. Ce qui allait marcher, il en était persuadé.
« Eh bien.... Si tu te poses toujours la question d'ici quelques années, je t'expliquerais comment il a pu arriver là, justement. En attendant, soit gentil avec ta mère. Elle va être plus fatiguée, à cause du bébé. »
Le silence s'installa tandis que le couple se levait, laissant leur fils de quatre ans assis dans le fauteuil trop grand, l'air boudeur. Puis il se releva, et traina des pieds jusqu'à la porte. Il pouvait toujours demander à Justine si elle savait comment faire partir le bébé, elle.
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Ça allait bien faire cinq minutes qu'ils regardaient la petite chose rose, emmitouflée dans une couverture, allongée au fond d'un berceau. Quand elle était née, il avait refusé de la voir. Il avait passé la journée enfermé dans sa chambre, à colorier les murs à l'aide d'un crayon qu'il avait volé dans un tiroir quelconque. Et avait passé la soirée face au mur, les mains croisées dans son dos, à parler au serviteur qui s'acharnait à enlever les restes de crayon. Il avait donc attendu le lendemain matin pour se glisser dans la chambre de ses parents et se pencher au-dessus de la petite forme qui occupait le berceau jusque là vide. L'avait dévisagé avec de grands yeux ronds, comme si elle avait été une drôle de petite bête. Et avait attendu que ses parents soient levés et lui en donnent la permission pour aller chercher Justine, qu'il avait trainé bon gré mal gré jusqu'à sa petite sœur. Depuis, ils la regardaient en silence.
Il finit par la pointer du doigt, tout doucement, et se tourna vers la servante.
« Elle s'appelle Mischa. Mais elle est toute bête, elle fait que crier. Et puis elle est moche. On dirait un animal, mais sans les poils. »
La jeune fille lui sourit, et acquiesça distraitement.
« C'est votre petite sœur, Monsieur. Il va falloir vous en occuper, maintenant.
-Mais c'est pas moi qui l'ai fait! »
Il fit la moue, et se pencha un peu plus au-dessus du berceau. La petite fille ouvrit les yeux, et attrapa le doigt qu'il avait approché d'elle entre ses petites mains. Il ouvrit un peu plus grand ses yeux dorés, et se tourna très doucement vers la brune.
« Elle a attrapé mon doigt, fit-il remarquer – et vraiment, à son ton l'on aurait pu croire qu'il parlait de quelque chose d'exceptionnel.
-J'ai vu, oui. Je crois qu'elle vous aime déjà, vous voyez? »
Hmmmm. Hannibal sembla considérer l'idée, et finit par sourire à la petite chose frêle toujours agrippée à son doigt. Maintenant qu'elle était là, autant s'en occuper, n'est-ce pas? Et puis elle était si petite, si fragile, qu'il craignait de ne la casser en tirant trop fort pour se dégager. Elle avait besoin d'être protégée, et ce n'était pas ses parents qui pourraient s'en charger, occupés comme ils l'étaient. Mais lui, il avait plein de temps libre, en dehors de ses quelques obligations. Il pourrait veiller sur elle, le temps qu'elle devienne plus grande et moins bizarre.
Il dégageait doucement son doigt de l'étreinte du nourrisson quand son père entra dans la pièce, et les considéra d'un œil circonspect.
« N'embête pas Mischa, Hannibal. Elle a besoin de se reposer. Allez, vas t'occuper ailleurs. »
Et lui qui avait souhaité sa mort avant même de connaître son nom et de savoir à quoi elle ressemblerait, il fallut insister lourdement pour qu'il finisse par enfin sortir de la pièce.
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Le petit garçon frappa une fois, deux fois, trois fois. Au bout d'une dizaine de coups répétés et rapprochés, la porte s'ouvrit finalement. Il entra dans la petite pièce sans demander une quelconque autorisation, habitué à ce que les serviteurs lui donnent tout ce qu'il voulait sans protester. Puis il alla s'allonger sur le lit, et se mit à critiquer les murs, la taille de la chambre, la dureté du lit ou même la douceur relative des draps. Pendant tout ce temps la jeune femme resta le regarder en silence, les mains croisées devant sa jupe, devant la porte qu'elle avait refermée.
Puis il se tourna vers le mur, l'air absent.
« Mischa est partie. »
Le silence se réinstalla dans la pièce, seulement troublé par le tic-tac sonore de la montre qu'il avait fourré dans sa poche. Son père la lui avait offerte pour ses cinq ans, et depuis il l'emmenait partout avec lui, comme si connaître l'heure était absolument indispensable. Pourtant, il ne la sortait que rarement.
Il renifla bruyamment, et passa une main sur ses yeux humides. Il sentit le lit s'affaisser légèrement, et devina que Justine s'était assise au bord.
« Je suis désolée, Monsieur.
-Je ne sais pas pourquoi elle est partie, reprit-il avec sérieux, la mine concentrée. Mère pleurait, et Père n'a rien voulu me dire. Mais elle sait pas marcher, alors comment elle a pu s'en aller? »
Une fois de plus, ce fut le silence qui lui répondit. Quand il avait posé la même question à sa mère, elle avait éclaté en sanglot et son père lui avait ordonné de se taire. Pourtant il ne voyait pas où était le problème ; il voulait juste savoir où elle était partie, pourquoi elle n'était plus là, et pourquoi soit disant elle ne reviendrait jamais.
« Elle était sans doute trop petite pour affronter le monde, hasarda finalement la jeune fille, passant une main dans les boucles brunes d'Hannibal. Alors elle est partie.
-Mais si elle était trop petite, justement, elle n'aurait pas dû pouvoir partir! s'exclama-t-il en se redressant, dardant son regard doré sur son interlocutrice. C'est pas logique! »
Sans qu'il ait le loisir de protester, Justine le serra contre elle. Il ne chercha pas à se dégager, mais ne lui rendit pas son étreinte pour autant. Il chercha à se souvenir d'un moment où sa mère l'aurait serré de cette façon contre elle, avec douceur, mais ne put trouver quoi que ce soit y ressemblant de près ou de loin.
« Je suis désolée, Monsieur.
-Mais pourquoi tout le monde est désolé? (Il marqua une pause, puis reprit d'une petite voix : ) Je dois veiller sur elle, mais si elle n'est plus là comment je pourrais? Elle est trop petite pour manger toute seule, et elle va avoir peur, et... »
Une larme coula le long de sa joue, et se perdit dans l'uniforme de la jeune femme. Une autre suivit, sans qu'il cherche à la retenir, cette fois.
« Dieu veillera sur elle. Là où elle est il n'existe ni douleur ni peur, je vous le promets. Vous la reverrez, un jour, et vous aurez plein de choses à lui raconter. Ça va aller, vous verrez. »
La voix de Justine était réconfortante, douce ; et quoi qu'il trouvait l'idée étrange, il eut envie de la croire. Il passa finalement ses bras autour d'elle, et se remit à pleurer.
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Le jeune homme fronça les sourcils, et secoua sa tête de gauche à droite. La tasse qu'il tenait entre ses mains trembla légèrement quand son ami entreprit de lui secouer l'épaule, mais fort heureusement pas une goutte ne tomba sur son costume. Ni sur le tapis, d'ailleurs. Ou sur le canapé. Il n'avait pas envie de se faire réprimander parce qu'il aurait tout tâché, merci mais non merci.
« Mais tu aimes Beth, ou pas, à la fin? »
Cette fois, il leva les yeux au ciel et sa bouche se déforma en une grimace plus ou moins gracieuse. Sven était bien gentil, mais s'il continuait de le secouer comme ça, il allait vraiment lui renverser cette tasse à la figure. Et il n'avait aucune envie que ses beaux cheveux châtains soient salis, il en était persuadé.
« Je ne sais pas. Pourquoi ça t'intéresse tellement? »
La question eut le mérite de surprendre Sven, qui arrêta de le malmener l'espace de quelques secondes, sans retirer ses mains de son bras pour autant. Quand ils étaient plus jeunes, Hannibal avait toujours été ennuyé d'être significativement plus petit que son meilleur ami ; mais maintenant qu'ils avaient tout deux quatorze ans, il avait réussi à le rattraper, et n'en était pas peu fier. Il était même persuadé que, dans quelques années, il serait enfin plus grand que lui. Avec un peu de chance.
Après quelques secondes de réflexion, il haussa à nouveau les épaules.
« Je me pose la question, c'est tout. Et puis quand elle se plaint c'est moi qui doit la supporter, alors j'ai un peu l'impression de faire parti de votre couple. Mais ça ne répond pas à ma question. »
Pas tout à fait faux. Et il imaginait sans mal que, Beth étant Beth, elle devait se plaindre à longueur de temps. Cela étant dit...
« Je t'ai dit que je ne savais pas. Je ne pense pas. Enfin, je ne sais pas. Comment je suis censé savoir?
-Tu le sais, c'est tout. »
Les deux garçons se dévisagèrent un instant, puis partirent d'un même rire.
« Hm, plus sérieusement. Tu..., je sais pas, moi! Tu veux être avec elle, tu as envie de la serrer contre toi... Tu veux lui faire plaisir? Ce genre de choses qui fait que tu es amoureux. »
Hannibal appuya son dos contre le dossier du canapé, les yeux dans le vague. S'il était 'en couple' avec Beth, c'était bien plus parce qu'un jour son amie en avait décidé ainsi que parce que l'un avait avoué éprouver des sentiments pour l'autre. Il n'aurait su dire, en vérité, si la jeune fille était amoureuse de lui ; mais dans la mesure où elle l'accrochait sans cesse et tenait toujours à être sa cavalière quand l'occasion se présentait, elle devait au moins être attachée à lui. D'ailleurs ce n'était pas le problème : lui aussi était attaché à elle. Mais ni suffisamment pour vouloir l'embrasser ou ce genre de choses, ni suffisamment pour vouloir être fiancé à elle.
Ce qui ne correspondait pas spécialement à l'idée qu'il se faisait de l'amour, donc.
« Mais tout ça, ça peut correspondre à n'importe lequel de mes amis, répondit-il distraitement. Regarde, toi aussi j'ai envie d'être avec toi ou de te faire plaisir. Pourtant, ça ne veut rien dire. »
Le silence plana quelques secondes dans le salon. Assises un peu plus loin dans la pièce, quelques femmes , la trentaine allante, discutaient avec bonne humeur. Le jeune homme laissa aller sa tête en arrière, suivant des yeux les motifs du plafond. Absolument. Ça ne voulait strictement rien dire. Il aimait son meilleur ami autant que Beth, voire plus – et pourtant, il n'était pas amoureux de lui. L'idée en elle-même était profondément ridicule. C'était impensable, tout simplement.
Pourtant, lui-même avait senti que le silence s'était anormalement étiré.
« J'imagine qu'on en revient à 'tu le sais, c'est tout', donc, avança Sven avec une moue dubitative.
-Mais je ne sais pas, je te dis.
-Alors tu ne dois pas l'aimer. Voilà. »
A nouveau le silence. Hannibal poussa un bref soupir, et après s'être redressé correctement il posa sa tasse sur la table en face de lui. Ce n'était pas comme s'il avait un jour pensé aimer Beth. Elle était jolie, elle était gentille, mais il n'y avait..., rien. Il ne ressentait absolument rien pour elle, si ce n'était une affection purement amicale. Que ce soit ses sourires, ses baisers ou ses attentions, tout cela lui semblait déplacé. Ça ne lui paraissait pas normal, quoi qu'il n'aurait su être plus précis. Ça lui semblait superflu. Ça ne... Comment dire...
Ça ne lui plaisait pas.
« Peut-être que je ne suis pas normal, marmonna le brun en passant une main dans ses cheveux ondulés.
-Pourquoi? Parce que tu n'aimes pas Beth? Si ça peut te rassurer, moi non plus je ne l'aime pas. Elle est beaucoup trop bruyante! »
Sven partit d'un rire léger, et il finit par l'imiter. La voix de son ami était mélodieuse, ni vraiment grave ni vraiment aiguë. Et l'entendre rire, peu importe la raison pour laquelle il le faisait, arrivait toujours à le mettre de bonne humeur. Un peu comme un signal envoyé à son corps, qui le faisait automatiquement sourire.
Il se demandait combien de fois il avait sourit ou rit de cette façon, avec quelqu'un d'autre que lui.
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« Chut! Tais-toi!
-C'est toi qui fais le plus de bruit, au cas où tu ne l'aurais pas encore remarqué. »
Sven lança un regard indigné à Hannibal, qui lui répondit par un haussement d'épaule fataliste. C'était lui qui faisait le plus de bruit à lui dire de ne pas en faire, voilà tout! Il fallait savoir accepter ses erreurs. Choses qu'il faisait remarquablement mal lui-même, mais juger les autres était bien plus facile que se remettre soi en question. Le brun, sa main serrée dans celle de son ami, leva les yeux vers le ciel d'été. Il faisait une chaleur étouffante, ici, et même si leurs chemises n'étaient guère épaisses, il n'en restait pas moins qu'ils mouraient de chaud. Hannibal aurait bien protesté contre mère nature, mais comme personne ne lui aurait répondu, il s'abstint. A la place, il jeta un coup d'oeil derrière la haie près de laquelle ils se tenaient. Personne.
« Il n'y a absolument personne, Monsieur le paranoïaque, lâcha-t-il sur un ton faussement poli. Cela dit, vu le bruit que tu fais en voulant passer inaperçu, ça ne risque pas de durer. »
Un baiser chaste coupa court aux élucubrations d'Hannibal, dont les joues s'empourprèrent sous l'effet de la surprise. Son ami, fier de son propre sens de la réparti, lui adressa un sourire radieux. Ce qui lui valut un regard noir et un froncement de sourcil agacé.
« Oh, arrête. Je sais que tu aimes bien quand je t'em- »
A défaut d'autre chose, ce fut la main du brun qui vint se plaquer contre la bouche de son ami, l'intimant au silence. Il n'y avait pas grand monde dans le labyrinthe à cette heure-ci, surtout avec un soleil pareil, mais il était à peu près certain que ça ne découragerait pas quelques enfants en mal d'aventure. Or, il préférait éviter d'avoir à tuer un adorable petit garçon ou une gentille petite fille pour les forcer à garder le silence. Ce qu'il n'aurait pas hésité à faire, ça allait de soi.
« Il y a vraiment des moments où tu devrais te taire, Sven.
-Hmmmm, je sais. »
Le jeune homme aux cheveux châtains esquissa un sourire, et se remit à marcher au hasard des couloirs végétaux, ses doigts toujours serrés autour de ceux d'Hannibal. Et si on lui avait demandé comment ils en étaient arrivé là, il aurait eu le plus grand mal à répondre.
Peut-être aurait-il dit que, au fond, il avait toujours ressenti un peu plus que de l'amitié envers son meilleur ami. Et peut-être aurait-il ajouté qu'en fait, les filles ne l'avaient jamais intéressé. Qu'après avoir rompu avec Beth, ça lui était apparu comme une évidence. Comme une certitude ancrée au fond de lui, qu'il avait simplement mis longtemps à accepter. Peut-être aurait-il aussi précisé qu'il n'y avait eu entre eux ni déclaration, ni quoi que ce soit de ce genre. Leurs attitudes étaient simplement devenues évidentes au fil du temps. Et quand on est à peu près sûr qu'une attirance est réciproque, on hésite moins à la concrétiser. Oui, s'il avait dû résumer les choses, il l'aurait peut-être fait comme ça. Peut-être.
Mais dans la mesure où eux seuls étaient au courant, il n'avait pas besoin de s'en faire pour ça. Il savait qu'il était anormal, que Sven l'était aussi, et que leur relation en elle-même aurait été qualifié de malsaine. Il ne voulait pas entendre ça. Et le seul moyen de ne pas avoir à affronter un regard extérieur était bien encore de cacher ce qui devait l'être.
En l'occurrence, la nature réelle de leur relation.
« Tu crois qu'on va pouvoir continuer comme ça combien de temps? »
La question prit Sven de cours, mais il ne s'arrêta pas pour autant. Un peu de vent aurait été le bienvenue ; mais si vent il y avait, il était arrêté par les haies. Au moins atténuaient-elles un peu la chaleur C'était déjà ça de pris.
« Aucune idée. Jusqu'à ce qu'on rompe?
-Et si quelqu'un l'apprend? demanda Hannibal en haussant un sourcil perplexe.
-On se pend pour sauver l'honneur de nos familles, quelle question! »
Malgré l'ironie évidente dans la voix de son ami, il ne put s'empêcher de trouver cette phrase de très mauvais goût. Sven avait toujours eu des relations plutôt amicales et positives avec ses parents. Lui, en revanche, s'entendait de moins en moins avec eux à mesure que le temps passait. Déjà peu présents quand il était très jeune, ils l'avaient encore moins été après la mort de sa petite sœur. Sa mère s'était renfermée sur elle-même, et avait refusé de parler à qui que ce soit un long moment durant. Son père, quant-à-lui, était resté aussi charmant et enjoué qu'à l'accoutumée. Mais quand il arrivait si parfaitement à masquer ses émotions derrière un sourire poli, difficile de dire à quel point il avait été touché par cette tragédie.
Depuis, ils ne s'étaient pas plus occupés de lui. Pire : maintenant qu'il était un adolescent, ils lui reprochaient tout ce qu'il avait mal fait par le passé. Son incapacité à manier une arme, son manque de logique ou de mémoire, la moindre petite erreur qui leur revenait par hasard en mémoire. Il n'était pas le fils idéal : ça, il l'avait compris. Et s'ils n'avaient pas encore compris qu'ils étaient loin d'être des parents parfaits, alors ils devaient être complètement sourds.
« Je n'ai aucune envie de me pendre pour eux.
-C'était une blague, Hannibal. Une boutade. Tu comprends? Personne ne se tue, personne ne se fait prendre, et tout va pour le mieux. »
Le brun poussa un soupir ennuyé, que son amant n'entendit pas, ou ignora complètement. Il continuait de chantonner en l'entrainant derrière lui, lâchant un instant sa main quand ils croisèrent un petit garçon accompagné de sa mère, pour la reprendre dès qu'ils furent hors de vue.
« Personne ne saura, répéta-t-il finalement, confiant. Nous n'avons qu'à être discret. Hm? »
Ça paraissait stupide, à y repenser. Évidemment, que quelqu'un allait finir par savoir. Mais sur le moment, gagné par la bonne humeur de son petit-ami et envahi par un inexplicable sentiment d'invulnérabilité, il ne put empêcher un sourire d'éclairer son visage.
« J'imagine, oui. »
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Quand le silence devint trop oppressant, Hannibal décida de se concentrer sur le tic-tac rassurant de la montre enfouie dans la poche de sa veste. Ses proches avaient beau dire que sa fascination pour ces objets était aussi étrange qu'agaçante – à cause du bruit – il ne comptait pas abandonner sa déjà belle collection de montres. Leur bruit était apaisant. Il n'aurait su dire si c'était parce que ça lui rappelait le temps qui passe, de beaux souvenirs, ou s'il en avait simplement pris l'habitude au fil du temps ; mais dans tous le cas, il trouvait ce bruit agréable. Il aurait vraiment aimé être une montre, là, tout de suite. La tension qui régnait dans la pièce était déjà insupportable quand son ami était là, mais à présent qu'il était seul, c'était pire encore.
Ses parents n'auraient pas pu le regarder de manière plus équivoque. Et ça aurait mérité d'être noté quelque part : son père qui d'habitude masquait si bien ses émotions, voyait tout venir et savait gérer à la perfection tout type de situation, il n'en menait pas large, maintenant. Au moins, il aurait le mérite de les avoir surpris. Dans le mauvais sens du terme, certes, mais ça lui était égal. Il avait seize ans, maintenant, pas dix. Leurs menaces ou leurs punitions n'avaient plus aucun effet sur lui depuis de longues années.
« Est-ce que quelqu'un est au courant? »
Quelle question blessante. Hannibal fit mine de réfléchir, uniquement pour causer un peu plus de soucis encore à ses géniteurs. Ils avaient longtemps joués à ce petit jeu sans songer à lui faire part des règles ; maintenant qu'il les connaissait, pas question de les laisser gagner la partie. S'il devait passer un sale quart d'heure, alors eux aussi. Il ne comptait pas se laisser faire. C'était déjà assez humiliant comme ça.
« Non. »
Personne n'aurait dû l'être, en théorie. D'ailleurs, il se ferait un plaisir d'aller se taper la tête contre un mur pour se punir d'être aussi stupide dès qu'il en aurait l'occasion. Et Sven avait intérêt à en faire autant. A l'heure qu'il était, lui aussi devait être en train d'avoir une discussion hautement philosophique à propos de sa vie et de la personne qu'il était avec ses parents. Mais les connaissant, ils allaient plus pleurer en se demandant ce qu'ils avaient raté chez lui que le sermonner. Il en avait, de la chance.
Parce que chez lui, c'était carrément le Jugement Dernier depuis vingt bonnes minutes.
« Hannibal, tu sais que ce n'est pas..., normal? Ce n'est pas normal, comme... comme comportement, expliqua calmement son père en passant une main sur son visage. Nous t'avons élevé mieux que ça..
-Apparemment pas. »
La réplique ne sembla pas être du goût de ses parents, qui lui jetèrent de nouveaux regards noirs. Il avait déjà eu droit aux 'tu n'es pas normal' blah blah blah 'tu nous fait honte' blah blah 'c'est inadmissible, comment peux-tu' et compagnie. Il n'avait aucune envie de l'entendre une nouvelle fois. D'autant plus que, malgré son air détaché, ces paroles le blessaient. Et quoi de plus logique? Il n'avait aucune envie d'entendre ses parents dire qu'il étaient anormal, ou déviant d'une quelconque façon. Même si, en théorie, c'était vrai. Ils le regardaient comme s'il avait commis un crime, ou qu'il était soudainement devenu une sorte de monstre, de curiosité qu'on n'a pas envie de regarder trop longtemps. De peur d'être contaminé, peut-être? C'était injuste.
« Nous allons parler aux parents de ce..., garçon. Je vais faire en sorte que ça ne se sache pas. »
Trop aimable.« Nul besoin de te dire que tu ne le reverras pas pendant un certain temps, ajouta Julian d'un ton lourd de sous-entendus. Je n'ai pas envie que des rumeurs se mettent à circuler à ton propos. »
Ça, il s'y était attendu. Il ne broncha pas, ne dit rien, ne pensa rien. Il se contenta de hausser les épaules, un peu bêtement, comme s'il n'avait compris qu'à moitié ce qu'il était en train de lui raconter. Quelque part, il avait l'impression que tout ce qui était arrivé était de sa faute. Sûrement parce que c'étaient ses parents qui les avaient surpris. Ou parce qu'ils étaient chez lui. Il ne savait pas.
Ses yeux dorés restèrent fixement planté dans ceux de la même exacte couleur de son père, sans ciller. Aucun ne détourna le regard.
« Tu me déçois, Hannibal. Tu nous déçois tous les deux. Quand est-ce que tu comptes enfin apprendre à être normal, à faire comme tout le monde et à te distinguer autrement qu'en disant des inepties et en commettant impair sur impair? »
Le ton était légèrement monté, et le jeune homme s'enfonça inconsciemment dans le fauteuil sur lequel il était assis. Nul besoin de répéter qu'il les décevait : ils le lui faisaient savoir à chaque minute de sa vie. Il n'était jamais assez bien, de toute façon. Jamais assez souriant, jamais assez bien habillé, jamais assez intelligent, jamais assez normal, jamais assez conforme, jamais assez poli, jamais assez énergique, jamais assez talentueux, jamais assez ambitieux, jamais assez silencieux, jamais assez instruit, jamais assez ponctuel, jamais assez patient, jamais assez parfait. Parfait, parfait, parfait. Il aurait dû être parfait. Quelque chose avait dû se dérégler dans son organisme, quelque chose avait dû mal tourner au cours de sa croissance. Mais il n'y pouvait rien, lui. C'était comme essayer de nager contre le courant. Il n'y pouvait absolument rien.
« Je ne sais pas, murmura-t-il finalement. Je ne sais pas. »
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Finalement, il n'y eu pas de suite. Et puis la Kara-Xanthe, les Antarrs et tout ce remue-ménage incessant avaient vite occupés tous les esprits. Que ce soit la crainte d'affrontements imminents, les effets supposés de cette pierre sur les êtres vivants ou la folie qui s'était emparée de Sal'ahë, c'était un événement suffisamment important pour qu'il préoccupe tout à chacun un moment durant. Hannibal, momentanément blasé et désintéresse de tout, laissa cette nouvelle couler sans s'en préoccuper. La politique de son pays, des autres ou même des animaux qui vivaient dans le parc du château, tout ça ne l'avait jamais vraiment intéressé. Il devait se maintenir au courant pour pouvoir tenir une éventuelle conversation, mais ses connaissances se limitaient à ce que tout le monde savait, sans qu'il cherche à approfondir par lui-même.
Sa relation avec ses parents, après ça, se dégrada définitivement. Il refusa de leur adresser la parole, ils firent de même. En public ils se souriaient poliment et échangeaient quelques mots, mais dès qu'ils entraient dans le cadre privé, le froid reprenait le dessus sur les apparences. Leur fils les avait définitivement déçus, et ils semblaient avoir abandonné l'idée de lui inculquer quoi que ce soit de plus. De son côté, il considérait ses parents comme morts et enterrés, et décréta que avec ou sans eux, sa vie ne serait guère différente.
Comme l'avait promis son père, jamais cette histoire ne s'était ébruité : il en conclut donc qu'elle était restée cloitrée entre les murs de leurs deux familles, sans fuite compromettante. La seule dont il eut vent, et dont il ne se préoccupa que très peu, fut au niveau de son oncle paternel. Et étant donné le peu d'attention qu'il portait déjà à ses cousins d'une manière assez générale, cela ne fut pas particulièrement contraignant.
Il s'arrangea pour revoir Sven malgré tout, et leur relation perdura quelques temps encore, après quoi ils rompirent d'un commun accord. Il n'en souffrit pas plus qu'il ne s'en réjouit, et laissa les choses se passer sans chercher à y changer quoi que ce soit. Ils s'entendaient toujours aussi bien, mais quelque chose avait changé ; ils restèrent donc en bons termes, tout en continuant leur vie chacun de leur côté.
Les années qui suivirent furent parsemées de bons et de mauvais souvenirs, sans rien de marquant. Il tomba à nouveau amoureux, se tut ou prit la parole, fut blessé et recolla tant bien que mal les morceaux. Il se fâcha contre ses parents, eut envie de les pardonner, s'énerva un peu plus encore et claqua la porte une bonne centaine de fois. Il se fit de nouveaux amis, dut forcer un million de sourires, dû apprendre à mieux feindre pour ne pas avoir de problèmes. Il rencontra des gens charmants, reçut de très jolies lettres, s'inquiéta et se réjouit.
Jusqu'à être le jeune homme qu'il est aujourd'hui : beau et charmant, poli et assez discret, paresseux et en manque constant d'affection.